FRANÇOIS D’ASSISE ET L’UNITÉ
GILLES BOURDEAU, OFM
Pour accepter l’interpellation que comporte un questionnement sur la place de l’unité dans l’expérience et l’influence de François d’Assise, il est urgent et incontournable de nous libérer de nos représentations actuelles et d’explorer l’époque et le monde de ce grand saint.
« François, va et répare ma maison qui tombe en ruine ! »
LE CHRIST
Pour accepter l’interpellation que comporte un questionnement sur la place de l’unité dans l’expérience et l’influence de François d’Assise, il est urgent et incontournable de nous libérer de nos représentations actuelles et d’explorer l’époque et le monde de ce grand saint. Au sens strict, François n’a pas porté la tension et l’idéal de l’unité des chrétiens qui a marqué largement le vécu des Églises et de milliers de chrétiens du XXe siècle.
UN AUTRE MONDE, UNE AUTRE ÉPOQUE
Dans un ouvrage consacré à François d’Assise, Damien Vorreux* reconstruit la culture et l’inconscient collectif du début du XIIIe siècle. Il évoque six dimensions qui structurent la société, l’Église et les institutions de cette époque :
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Le premier grand essor des affaires et la domination de l’or et de l’argent.
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Une transformation des structures sociales au bénéfice des communes et d’une nouvelle classe sociale.
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Une crise du cénobitisme avec ses scandales et l’émergence de groupes qui assument la diffusion de la Parole de Dieu mais souvent contre l’Église dominante.
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L’appel fervent vers les Lieux saints et leur libération porté par les pèlerins et les croisés dont « la croisade est un pèlerinage militaire épisodique; le pèlerinage est une croisade continue et populaire ».
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L’importance en termes d’humanité et de civilisation des chevaliers et des troubadours.
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Un siècle de laïcs soit « l’accession progressive des laïcs aux responsabilités dans la pensée, la prière et l’action de l’Église. Le monopole du clergé est révolu. »
Vorreux résume ainsi le lien entre ce siècle et François d’Assise : « Ce XIIIe siècle fut sauvé du chaos parce que l’immense foule qui, obscurément toujours et maladroitement parfois, ne cherchait qu’à faire l’expérimentation totale de la sainteté, trouva enfin son chef, son guide et son modèle en saint François… Sous la douce main de ce mendiant, le tas d’or et de luxure s’est mis à fleurir comme une haie d’avril. »
BLESSÉ ET DÉÇU, FRANÇOIS PREND LE TEMPS DE S’UNIFIER!
Les biographies primitives de François d’Assise montrent sans réserve les blessures qu’il a portées dans son cœur et dans son corps. Elles montrent aussi tout le temps dont il a eu besoin pour se refaire et mûrir à travers un long processus de conversion initiale et d’unification intérieure et psycho spirituelle. À peine atteint l’âge du jeune adulte, bien nanti et fier des rêves de sa famille et de sa classe sociale, François va connaître en peu d’années des expériences qui le bouleversent et le transforment.
Dans le mouvement d’émancipation et d’affirmation des communes, la ville d’Assise entreprend une guerre et des combats contre la ville de Pérouse. François y voit enfin une voie de réalisation personnelle et sociale. Il s’engouffre dans la carrière chevaleresque et entretient des rêves qui seront vite démesurés tant au plan militaire que personnel. Il fallut peu d’affrontements pour que l’échec politique suive l’échec militaire. Non seulement Assise est vaincue mais François déshonoré est fait prisonnier. Il est maintenu en captivité pendant près d’un an. C’est dans le cadre de cette défaite et de cette réclusion que naît en lui une nouvelle lecture de sa vie qui deviendra une véritable année de transformation radicale, les débuts d’une relecture de vie, sa conversion !
Libéré, et de retour dans la maison familiale, François ne voit plus sa vie de la même manière. Il devient attentif à des réalités sociales jusque-là indifférentes. Encore imbu de l’idéal de chevalerie, François pense toujours à la croisade mais un esprit critique habite sa conscience et le questionne sur les valeurs en cause dans ce désir de participation et d’accomplissement. À la même époque, il croise sur la route un lépreux qui lui révèle tout un pan de la société qu’il fuyait au point de lui faire vivre une répulsion forte. Il y fait face et pose des gestes de respect et de solidarité à l’égard de ce lépreux croisé sur la route. Bientôt tout va basculer. François devient un familier des lépreux et de la léproserie de sa ville. Il découvre, non seulement l’exclusion dont vivent ses semblables dans une ville comme Assise, mais surtout le lien entre la pauvreté et la misère de ses concitoyens et sa foi naissante dans le Christ Jésus.
Il prend ses distances avec les siens et vit sa recherche spirituelle en éprouvant de nouveaux équilibres de vie qui le mettent en conflit avec sa propre famille. Il hésite à se déclarer en conflit ouvert avec son père. La peur le domine et il consacre beaucoup d’énergies à louvoyer et à se cacher. Mais encore là, sa volonté d’aller jusqu’au bout de la compassion qui l’habite précipite les événements et fait qu’un jour il se sait capable de faire face aux représailles qu’orchestre son père jusque devant l’évêque d’Assise.
Pressé par les faits, François tire une ligne sur « ses années de jeunesse folle » (LM III, 6) et passe à l’affirmation de son identité nouvelle. Dans l’affirmation que le Père des cieux sera désormais son père, il tourne le dos à tout un monde social et culturel pour adhérer à un axe nouveau de vie, d’identité et d’équilibre : le Christ Jésus et son Évangile. De là, une nouvelle unité intérieure qui cherche sa pleine réalisation et le met sur la voie d’une multitude d’expériences communautaires et ecclésiales. L’univers de François connaît un virage radical. Mais que de temps et d’expériences pour se trouver et s’affirmer à partir de la Parole intérieure qui l’habite et ses engagements nouveaux qui l’équilibrent. C’est une victoire sur lui-même et non pas une lutte contre les autres.
RÉPARER DES ÉGLISES ET RESTAURER L’ÉGLISE…
Les biographes retiennent trois épisodes durant lesquels François répare des églises dont l’état laissait à désirer. C’est à Saint Damien que la signification immédiate de ce geste atteint toute son intensité. Là et en prière il entend une voix, celle du Christ, l’interpeller : « François, va et répare ma maison qui tombe en ruine! » François ne questionne pas, il se met au travail sans délai et, tout en se reconstruisant lui-même, il mène à termes trois projets successifs de réparation. (Saint-Damien, Saint-Pierre et Sainte- Marie-des-Anges). Les interprètes de cette période intense y verront symboliquement la naissance et la croissance de trois formes de vie évangélique : les Frères Mineurs, les Pauvres Dames et les Pénitents.
Plus tard, quand François se présente devant le pape Innocent III en 1210 avec une communauté en pleine croissance, l’approbation de son projet de vie et de sa Règle sera associée à un songe vécu par le pape même : « Il voyait en effet en songe, ainsi qu’il le rapporta, la basilique du Latran désormais menacée d’une ruine imminente, qu’un petit homme pauvre, modeste et d’aspect méprisable soutenait de son propre dos placé dessous, afin qu’elle ne tombe pas…Vraiment, dit-il, voici celui qui par son action et sa doctrine soutiendra l’Église. » (LM 3,10) Nous n’en sommes qu’au début de l’expérience évangélique et ecclésiale de François et des frères. L’action unificatrice des chrétiens est comprise et articulée dans ces événements à portée symbolique: être un artisan d’unité, de pardon et de réconciliation.
À cette époque l’Église se déploie dans un contexte de chrétienté : l’Église catholique est un tout cohérent et dominant. On vit, bien sûr, les conséquences de la séparation en 1054 avec l’Église de Byzance. Il y a toujours des tentatives de compréhension et de rapprochement. François n’est pas particulièrement actif dans ces démarches. Il est plus sensible au fait que l’Église de Rome est menacée de l’intérieur par la multiplication des groupes hérétiques (Lombards, Vaudois, Albigeois, Cathares, etc.). De l’extérieur, les conflits durent et s’approfondissent avec les infidèles, entre autres, les musulmans.
Le soutien que François donne à l’Église catholique romaine est la suite de son attachement indéfectible au Christ Jésus et à son Évangile qu’il reconnaît comme présent et actif dans l’Église de Rome et le ministère du pape auquel il promet obéissance, lui, ses successeurs et ses frères. Son adhésion n’a rien à voir avec une croisade et des querelles. Il assume la voie du témoignage et d’une communion guidée par l’Esprit.
UNE RÉINTERPRÉTATION MODERNE DU CHARISME DE FRANÇOIS D’ASSISE
On peut dire, à la suite de plusieurs interprètes du charisme de François d’Assise, que le pape Jean-Paul II a repris et offert une interprétation nouvelle du charisme franciscain lorsqu’il convoque à Assise les leaders des communautés chrétiennes et des traditions religieuses de l’humanité. Le 27 octobre 1986 à Assise se rassemblent les leaders de ces traditions pour être ensemble et prier pour la paix du monde. Cette inspiration et cette action de Jean-Paul II expriment, à souhait, les valeurs et les attitudes de François en termes d’unité, de dialogue et de réconciliation. C’est vrai mais il faut noter que l’Église reprend son charisme et trace une voie nouvelle à la lumière du pauvre d’Assise.
S’il n’y a qu’une seule famille humaine, il n’y a forcément qu’une fraternité universelle. Dans l’expérience d’un Dieu un et trine c’est comprendre que Dieu est notre unique Père et notre unique Maître (1 R 22, 31-32). L’unité est verticale. C’est un don et quand il est actif il touche toute la création et toute l’humanité. Sur ce point le pape François pousse plus avant cet enracinement en reconnaissant les liens entre une création unique, une fraternité universelle et le ministère de réconciliation toujours porté par l’Esprit de Dieu et de Jésus. Dans l’expérience d’Assise, il y a une compréhension de la paix universelle et totale qui nécessite des valeurs et des comportements de dialogue et de pardon, de vérité et de justice, de réconciliation et d’unité. Entre tous les chrétiens, entre tous les fidèles des traditions religieuses et spirituelles, entre toutes les personnes de bonne volonté.
Hiver 2023
NOTES
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Damien Vorreux, Saint François d’Assise, Paris, Bloud&Gay, 1964, pages 8-17.
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John R. H. Moorman, art. Ecumenismo e san Francesco, dans Dizionario francescano, Padova, Edizioni Messagero Padova, 1983, colonnes 471-479.
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Bonaventure de Bagnoreggio, La légende majeure de François d’Assise, dans François d’Assise, Écrits, Vies, témoignages, Édition du VIIIe centenaire, Tome II, Paris, Éditions du Cerf* Éditions franciscaines, 2010, pages 2203-2440. Je m’inspire surtout des chapitres I à III.